Depuis plusieurs années s'est imposé le discours de la lutte «contre les abus», justifiant l'introduction de mesures restrictives dans le domaine de l'asile et des migrations, ainsi que pour les assurances sociales. Cette lutte a constitué le pivot d’une entreprise de démantèlement des droits sociaux, en Suisse comme dans d'autres pays européens1. Elle entraîne une inversion du sens de certaines notions juridiques et modifie les rapports entre l’Etat et les citoyen.ne.s. En voici l'illustration par l'évolution qu'a connue le droit à obtenir de l'aide dans des situations de détresse, ou droit à l'aide d'urgence.
Consécrationde l'aide d'urgence
Dans un arrêt du 27 octobre 1995, le Tribunal fédéral (TF) a défini le droit à des conditions minimales d’existence, à partir d'un cas de personnes sans-papiers2. Il a souligné que le champ d'application de ce droit constitutionnel non écrit, «fondé sur des considérations humaines», s'étendait aux étrangers, «indépendamment de leur statut en matière de police des étrangers» (cons. 2d).
Ce droit à des conditions minimales d’existence n'est pas prévu comme un revenu minimum et il ne se réfère pas non plus aux normes d'aide sociale. Selon la formule du TF, il garantit uniquement la couverture des besoins élémentaires pour survivre d'une manière conforme aux exigences de la dignité humaine, soit nourriture, logement, habillement et soins médicaux de base3.
La nouvelle Constitution fédérale a ancré cette garantie à son art. 12, comme un droit fondamental. Quiconque se trouve dans une situation de détresse, sans pouvoir subvenir à son entretien, a le droit d'être aidé et assisté et de recevoir les moyens indispensables pour mener une existence conforme à la dignité humaine. On admet que cette disposition n'a fait que formaliser la jurisprudence, sans élargir le contenu du droit. Depuis 1995, le TF considère que l'art. 12 se limite «à ce qui est nécessaire pour assurer une survie décente afin de ne pas être abandonné à la rue et réduit à la mendicité»4.
On a salué l'arrêt de 1995 et la nouvelle disposition constitutionnelle, car on y a vu la reconnaissance d'un droit fondamental que toute personne pouvait faire valoir face à l'Etat, même en cas de situation irrégulière sur le plan du séjour5.
Une importance croissante dès 2004
Durant près d'une décennie, le nouveau droit fondamental n'a pas connu grande application. La plupart des personnes potentiellement concernées voyaient leur situation réglée par le biais des minimas sociaux cantonaux, tels l'Aide sociale vaudoise, le Revenu d'insertion, les Prestations complémentaires, etc. Les personnes relevant du domaine de l'asile touchaient des prestations prévues par les normes spécifiques de la législation fédérale, nettement inférieures6: cette inégalité de traitement a été introduite dans le début des années 1990 dans le cadre de la politique d'asile fondée sur la dissuasion7.
De leur côté, les personnes «sans-papiers» ne sollicitaient pas l’aide d'urgence, sauf cas d’absolue nécessité, car, pour ce faire, elles devaient révéler leur présence aux autorités. De la sorte, elles mettaient en péril la poursuite de leur séjour en Suisse8.
Fin 2003, en marge d'une révision partielle de la Loi sur l'asile (LAsi) en cours, le Parlement fédéral a introduit un nouvel article selon lequel les personnes frappées de non-entrée en matière (NEM) – par exemple faute d’avoir présenté un document d’identité ou parce que venant d’un pays considéré a priori comme sûr – seraient exclues de l’application de la LAsi et considérées comme clandestines, les délais de recours passant de 30 à 5 jours. Les objectifs annoncés étaient doubles: d'une part, participer à l'effort d'économies dans le budget fédéral en diminuant les dépenses d'aide sociale du domaine de l'asile, et d'autre part «rédui-re le nombre de requérants séjournant en Suisse»9. Ce nouveau système est en vigueur depuis le 1er avril 2004.
En excluant les victimes de NEM des normes fédérales d'aide sociale du domaine de l'asile, on les a renvoyées à la compétence habituelle des cantons en matière d'assistance. La LAsi n'instaure aucune obligation pour les cantons quant aux montants à accorder au titre de l'aide sociale: ceux-ci restent donc souverains pour la définition de ces normes. Pour les personnes frappées de NEM, la Confédération ne fait plus que rembourser aux cantons des montants forfaitaires limités dans le temps pour les mesures dites «d'aide sociale d'urgence» et les frais de voyage10. L'idée est d'inciter, par le biais de remboursements très inférieurs aux minimas sociaux, les cantons à fixer l'aide d'urgence au niveau le plus bas, afin de pousser les personnes concernées à quitter le pays.
Toutefois, pour une part importante des personnes frappées de NEM, le départ de Suisse n’était pas possible, même par une expulsion de force, principalement en raison de l’absence de documents d’identité. L'aide d'urgence a dès lors connu une application croissante.
Sa mise en œuvre par les cantons
Devant concrétiser l'aide d'urgence, les cantons se sont mis à la tâche de manière dispersée. Les solutions élaborées ont eu en commun la recherche d'un strict minimum comprenant essentiellement de la nourriture, un abri pour la nuit, la couverture des soins d’urgence seulement, sans appui social ou psychologique11. Pour réduire encore son attractivité, l’aide d’urgence a été servie en nature, accordée de manière très ponctuelle, souvent de jour en jour, sous contrôle de l’autorité de police des étrangers.
Cette mise en œuvre cantonale s'est parfois faite sans respect pour les principes élémentaires de l'Etat de droit. Ainsi, dans le canton de Vaud, le Tribunal administratif a estimé qu’en vertu du principe de légalité, les restrictions massives qu’imposait le dispositif d'aide d'urgence devaient se fonder sur une norme juridique expresse, ce qui n’était pas le cas12. Cette mise au point a été obtenue grâce à la mobilisation d’associations de soutien, et en particulier du Service d'aide juridique aux exilé.e.s (SAJE), seul organisme à offrir, avec de maigres moyens, une consultation juridique spécialisée et accessible pour des personnes démunies.
Certains cantons ont poussé très loin leur compréhension de l'objectif assigné à l'aide d'urgence, à savoir pousser les personnes déboutées de l'asile à quitter la Suisse. Ainsi, le canton de Soleure a refusé toute aide matérielle à une personne frappée d'une décision de NEM qui, selon la police des étrangers, ne collaborait pas suffisamment à l'organisation de son départ. La décision cantonale estimait que, par ce refus de collaborer, l'intéressé ne remplissait pas les exigences du principe de subsidiarité qui fait partie intégrante du droit à l'aide d'urgence.
Grâce encore à l’appui d’associations de soutien, cette victime de NEM a pu saisir les tribunaux et faire reconnaître son droit. Le TF a finalement écarté l'argumentation cantonale, en soulignant que l’article 12 Cst. est indépendant de la faute et que la cause de la situation de détresse n'est en principe pas pertinente pour le droit à des conditions minimales d'existence13. L'obligation de collaborer à laquelle le canton se référait étant imposée par le droit des étrangers et ne visant pas l'élimination de la situation de détresse, elle n'avait aucune influence sur le fait que la personne était nécessiteuse14. Par ailleurs, la sphère de protection de l'article 12 Cst. coïncidant avec son noyau dur, une restriction n'est pas admissible15. Les juges fédéraux ont ainsi affirmé que le refus de toute aide était contraire à la disposition constitutionnelle. Ils ont aussi précisé que le refus de l'aide d'urgence ne pouvait pas constituer un moyen coercitif pour atteindre un but du droit des étrangers, soit l’exécution d’un renvoi16.
Cet arrêt a permis de clarifier la portée de l'aide d'urgence et de sanctionner une pratique cantonale extrême. Cependant, pour les juges fédéraux, l'aide d'urgence peut être calculée de manière moindre pour les personnes frappées de NEM, ni les contacts sociaux durables ni les intérêts d'intégration ne devant être garantis, le plancher restant le respect de la dignité humaine17. En l'espèce, le Tribunal fédéral n'a rien trouvé à redire aux prestations extrêmement sommaires offertes par le canton de Soleure, pas plus qu'à l'obligation de se présenter une fois par semaine pour recevoir l'aide d'urgence.
Les cantons, certes contraints d'accorder l'aide d'urgence, ont rivalisé d'imagination pour créer des conditions de vie les plus décourageantes possible. Ainsi, le dispositif vaudois, tel que rapporté par Karine Povlakic, juriste au SAJE: des centres d’hébergement collectif avec des dortoirs équipés de lits métalliques superposés, sans table de nuit, qui devaient être quittés dès le matin; interdiction de télévision ou radio; parfois, coupure de l'électricité dans les prises; effets personnels devant être rangés dans des petites armoires individuelles, accessibles en tout temps aux agents de sécurité; interdiction des visites; pas d’argent de poche; pas de montant pour les communications ou les transports; nourriture emballée sous vide et servie à heures fixes sur présentation d’un bon18.
Dans le canton de Berne, des «centres d’urgence» sont implantés le plus loin possible de toute agglomération: le premier sur le col du Jaun, entouré de grillages; un second sur l’alpage du Stafelalp en 2005, avec injonction aux personnes hébergées de ne pas quitter un périmètre circonscrit à 2 kilomè-tres19.
Dans le canton de Soleure, les autorités ont entravé l’octroi de l’aide d’urgence et pratiqué toutes sortes de traitements humiliants20. Depuis mai 2006, les victimes de NEM étaient logées dans un camp sur la montagne du Balmberg, sans être nourries, touchant Fr. 8.– par jour pour leur entretien, le lieu étant isolé, dépourvu de magasins, le trajet en autobus coûtant Fr. 11.–. L'accès aux soins médicaux était limité aux cas d'urgence, et l'appel au médecin décidé par le responsable du centre sans formation médicale. Vu ce régime drastique, l'isolement et les nombreuses descentes de police, les personnes frappées de NEM disparaissaient dans la clandestinité au bout de quelques semaines21.
Elargissement à tous les déboutés
Pour les autorités fédérales, le système de l'exclusion de l'aide sociale expérimenté sur les victimes de NEM a donné satisfaction. Elles ont alors proposé de l'élargir à l'ensemble des personnes déboutées de l'asile. Le Parlement fédéral, convaincu, a modifié la teneur de l'art. 82 LAsi. Désormais, l'octroi de l'aide sociale et de l'aide d'urgence est régi par le droit cantonal, les personnes frappées d'une décision de renvoi exécutoire et auxquelles un délai de départ a été imparti pouvant être exclues du régime d'aide sociale. Cette exclusion reste une option pour les cantons, le droit fédéral se bornant à la déclarer possible. Cette révision, approuvée en votation populaire le 24 septembre 2006, est entrée en vigueur le 1er janvier 2008.
On aurait pourtant pu s'interroger sur la réelle efficacité des mesures introduites en avril 2004. Comme on l'a vu, les pratiques cantonales ont surtout eu pour effet de pousser les personnes frappées de NEM à entrer en clandestinité. Les rapports officiels, pourtant à disposition des parlementaires, confirmaient qu'une très faible proportion d'entre elles avaient requis l’aide d’urgence22. Mais, pour les autorités, l’objectif de dissuasion et de diminution des personnes d’asile enregistrées dans les statistiques de l'asile était atteint. Peu importe l'effondrement du taux de départs contrôlés: en juillet 2005, on recensait 115 départs annoncés seulement sur les 9440 personnes que les cantons avaient la charge de renvoyer23.
Appliquée à une plus large échelle dès janvier 2008, l'aide d'urgence s'est confirmée comme un régime particulièrement discriminant.
Dans le canton de Vaud, les mouvements de résistance citoyens ont dénoncé les centres d'urgence comme «indignes». Cela a conduit une délégation du Grand Conseil à organiser une visite et à les qualifier de spartiates, rudimentaires et à la limite de l'insalubrité24. Il paraît évident que ces locaux ne sont pas vivables à long terme25. Toutefois, pour certains députés, ces centres jouent bien leur rôle, à savoir forcer les gens à partir. Par le biais d'une lettre ouverte26, des femmes déboutées se sont plaintes de leurs conditions de vie à l'aide d'urgence: sévérité du règlement de maison, défense de cuisiner dans les chambres, violations répétées de l'intimité par des contrôles inopinés, tracasseries continuelles27.
Le dispositif réservé aux victimes de NEM a été élargi à toutes les personnes déboutées. Toujours aucun bon de transport: pour se rendre au centre de Vennes situé dans les hauts de Lausanne, elles sont contraintes de traverser une bonne partie de la ville à pied, été comme hiver; et toujours ni chaise ni table dans les chambres28.
Selon Karine Povlakic, l'aide d'urgence constitue en réalité une double contrainte, par le biais d'un contrôle administratif renforcé et par l'exclusion de l'aide sociale29. En effet, d'une part, les personnes mises à l'aide d'urgence doivent se présenter auprès de l'autorité cantonale pour se voir octroyer une décision formelle d’«octroi de l'aide d'urgence», à fréquence rapprochée mais laissée à l'entière appréciation de l'administration. D'au-tre part, l'aide d'urgence ne vise qu'à une survie physique et n'est pas fixée après étude des besoins des personnes concernées, ne tenant aucun compte des particularités et abandonnant tout objectif d'intégration sociale. L'exclusion de l'aide sociale commence par la notification d'une décision d'expulsion du logement, sous menace d'intervention de la force publique, et se poursuit par l'abandon de tout bien (meubles, électro-ménager, appareils hi-fi, télévision, etc.). Elle signifie une perte drastique des moyens pour vivre, et donc de l'autonomie individuelle. Par exemple, une personne a dû attendre trois mois et le résultat de procédures administratives pour se voir accorder des prestations complémentaires couvrant les frais de transport, alors qu'elle devait se rendre trois fois par semaine à l'hôpital pour y recevoir des dialyses.
Rejoignant en cela Caroline Regamey et Magalie Gafner30, Karine Povlakic parvient à la conclusion qu'en réduisant les personnes à manger, dormir et errer sans but dans les rues durant la journée, et en niant toute individualité, l'aide d'urgence est discriminatoire et porte profondément atteinte à la dignité humaine.
Le SAJE a soumis au TF le cas d'une personne à l'aide d'urgence depuis le mois de février 2005, invoquant la violation des art. 3 et 8 CEDH. La 1re Cour de droit social vient de rejeter le recours31. Le TF répète sa conception selon laquelle l'aide d'urgence ne vise qu'une aide minimale pour mener une vie conforme à la dignité humaine et n'a en principe qu'un caractère transitoire, tout en précisant de manière quelque peu paradoxale qu'elle peut se poursuivre longtemps32. La question de l'argent de poche a été laissée indécise, le recourant pouvant, de l'avis du TF, obtenir une menue rémunération pour des occupations dans son centre d'hébergement. Enfin, toutes les critiques liées aux conditions de vie, et constituant pour le SAJE un traitement dégradant, sont écartées pour des motifs de procédure, l'intéressé étant invité à faire constater une éventuelle violation de ses droits fondamentaux par le biais de décisions en constatation.
Atteinte portée aux droits fondamentaux
La réduction des prestations sociales envers les personnes déboutées de l'asile est justifiée par deux arguments principaux. D'une part, les victimes de NEM représenteraient un cas typique d’«abus du droit d'asile», pour lesquels il serait justifié d'une manière générale d'adopter des mesures plus dures33. D'autre part, celui qui est établi, Suisse ou étranger, aurait d’autres besoins en matière d’assistance que celui qui, lors d’un séjour de courte durée, tombe dans le dénuement ou qui ignore encore s’il pourra ou non rester en Suisse, par exemple au titre de requérant d’asile34, de sorte qu'il n'y aurait nulle discrimination.
Ces deux arguments sont pour le moins contestables. Ainsi, l'équivalence entre décision de NEM et abus manifeste n'est pas si évidente. Pour ne prendre qu'un seul exemple illustratif, on signalera le cas de Jean-Patrick Iya, frappé de NEM pour n'avoir pas présenté de documents d'identité dans le court délai de 48 h imparti par la LAsi. Toutes les démarches visant au réexamen du dossier ayant échoué, l'intéressé s'est adressé au Comité contre la torture de l’ONU (CAT). Le CAT a constaté que son éloignement était contraire à la Convention contre la torture35. On a reproché à la Suisse de n’avoir jamais examiné le fond de l’affaire et de s’être bornée à rejeter la demande d’asile pour des motifs procéduraux. Autrement dit, l'abus était bien du côté des autorités suisses, qui ont dénié à tort le besoin de protection de ce réfugié36.
Par ailleurs, trois rapports émanant d'instances internationales s'inquiètent du caractère discriminatoire de l'aide d'urgence, et de l'atteinte à la dignité qu'elle entraîne.
A la suite d’une visite effectuée à fin 2004, le Commissaire aux droits de l'homme au sein du Conseil de l’Europe a exprimé ses préoccupations au sujet du non-respect des droits humains des ressortissants étrangers dont le droit de vivre en Suisse n’a pas encore été déterminé ou a été refusé36.
A l'issue d'une mission en Suisse en janvier 2006, après avoir rencontré des victimes de NEM et leurs associations de soutien, le rapporteur spécial de l'ONU sur le racisme s'est déclaré «particulièrement alarmé par la situation, souvent de précarité extrême, des requérants d'asile frappés d'une «décision de non-entrée en matière» et par la politique, marquée par la criminalisation, la suspicion et le rejet, poursuivie par le Gouvernement à leur égard»37.
Dans des observations finales de septembre 2008, le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale a noté «avec préoccupation» que la législation nationale sur les personnes étrangères et demandeuses d’asile ne leur garantissait pas l’égalité de droits et que, depuis le 1er janvier 2008, les personnes déboutées de l'asile étaient exclues du système de protection sociale, «ce qui entraîne marginalisation et vulnérabilité»38. La Suisse a été instamment invitée à prendre des mesures efficaces et appropriées pour garantir les droits de ces personnes en vertu de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, et à tenir compte des recommandations formulées à ce sujet par les différents organes et organisations traitant des questions de discrimination.
Il est pour le moins étonnant que notre Haute Cour n'ait même pas jugé bon de se référer à ces alertes explicites et de s'interroger sur le bien-fondé de la multiplication de niveaux d'assistance différenciés.
L'aide d'urgence en moyen de contrainte
Le TF répète depuis 2005 que l'aide d'urgence ne saurait être utilisée comme moyen de contrainte pour obtenir l'expulsion39. Pourtant, telle est la volonté du législateur.
Ainsi, comme le signale la Haute Cour elle-même, l'introduction d'une nouvelle disposition dans la LAsi dès 2004 avait précisément pour but d'inciter les personnes frappées d'une NEM devenue exécutoire à quitter la Suisse40. L'Office fédéral des migrations a estimé l'objectif de réduction «des effectifs relevant du domaine de l'asile» à 10 000 personnes41.
L'exclusion de l'aide sociale comme moyen d'exécuter les renvois figure d'ailleurs dans les proposition du rapport dit Gerber-Führer, qui imaginait obtenir des épargnes notables par le biais de mesures entraînant «une augmentation des disparitions volontaires causées par le découragement»42.
Enfin, l'ensemble des acteurs politiques ou administratifs dans les cantons expriment clairement et publiquement que le but de l'aide d'urgence est de faire partir les personnes déboutées de l'asile.
La jurisprudence est d'ailleurs ambiguë sur ce sujet. Le TF reconnaît qu'avec l'entrée en vigueur des nouvelles dispositions en 2004, prévaut le principe de «la primauté de l'exécution du renvoi»43. Il admet et justifie l'octroi de prestations minimales «afin de réduire l'incitation à rester en Suisse»44.
En réalité, la nature de l'aide d'urgence s’avèreaujourd'hui une mesure de contrainte, comme le démontre Karine Povlakic. On devrait donc l'analyser par le prisme de l'art. 3 CEDH et dela proportionnalité, ce que les tribunaux se sont refusés à faire jusqu'ici, même pour des personnes soumises à ce régime depuis plusieurs années45.
Le TF a manqué une occasion dans son arrêt du 20 mars 2009. Son argumentation justifiant l'irrecevabilité de l'ensemble des griefs visant les conditions de vie dans le centre collectif et les diverses formes de contrainte au quotidien n'est pas convaincante. Contrairement à ce que le TF retient au considérant 8.2, le Tribunal administratif vaudois s'est bel et bien prononcé sur un recours soulevant le fait que l'aide d'urgence constituait en l'occurrence une atteinte à la dignité humaine ou un traitement inhumain dégradant. Comme cet élément figure dans l'état de fait de l'arrêt du 20 mars 2009, on ne comprend pas pourquoi le TF ne pouvait pas se prononcer sur les griefs du recourant.
De plus, renvoyer une personne déjà réduite à la plus grande précarité sociale et économique à multiplier les procédures judiciaires pour faire constater les atteintes graves à ses droits fondamentaux découlant d'actes particuliers ou du comportement général du personnel et des responsables des centres, ne constitue pas une protection judiciaire appropriée, contrairement à ce que le TF laisse entendre.
Le déroulement de l'ensemble de la procédure suivie par l'intéressé pour déboucher sur l'arrêt du 20 mars 2009 donne malheureusement raison à Karine Povlakic: le contrôle judiciaire dans l'aide d'urgence est inefficace46.
Le grand retournement
Le droit d'obtenir de l'aide dans des situations de détresse est une création de la jurisprudence, ancrée ensuite dans la Constitution fédérale au chapitre des droits fondamentaux. A l'origine, il s'agissait d'un droit opposable à l'Etat et censé protéger tout être humain se trouvant en Suisse.
Aujourd'hui, utilisée dans la lutte obsessionnelle contre de prétendus «abus» dans le domaine de l'asile, cette obligation faite à l'Etat d'assurer des conditions minimales d'existence dans la dignité s'est transformée en une forme de contrainte quotidienne marquée par les privations et les humiliations. Pour reprendre les mots de Karine Povlakic, «l'aide d'urgence veut extraire l'étranger de la société suisse, l'isoler, rompre ses relations sociales, supprimer l'accès au marché du travail, le marginaliser»47: il n'est vraiment plus question de dignité.
Cet exemple édifiant montre comment la logique de la «lutte contre les abus» débouche sur de complets retournements, les droits reconnus aux individus devenant un outil de pression aux mains de l'administration. L'aide sociale est désormais fixée en fonction d'objectifs stratégiques48, devenus prépondérants à toute autre considération, aux besoins humains: «La personne doit disparaître et c'est tout»49.
Au moment où la «chasse aux abus» s'étend à des domaines sociaux et juridiques de plus en plus nombreux, il devient urgent de réagir pour véritablement protéger les droits de chaque individu. L'Etat méfiant chargé de traquer les «abus», qui est venu remplacer l'Etat providence, menace un des piliers de notre ordre juridique, le principe de la bonne foi ancré à l’article 3 CCS. On sait que celle-ci est présumée, ce qui est d’ailleurs la condition de relations sociales paisibles. La «chasse aux abus» pose comme fondement des rapports sociaux l’inverse, à savoir la tricherie et la mauvaise foi, ce qui nous fait entrer dans un inquiétant état de guerre sociale.
1 Pour un développement: Tafelmacher Christophe, «La , une arme pour démanteler les droits», in: La politique suisse d’asile à la dérive. Chasse aux abus et démantèlement des droits, Schmidlin Irène, Tafelmacher Christophe et Küng Hélène, Editions d’En Bas et SOS-Asile Vaud, Lausanne 2006. Dolivo Jean-Michel et Tafelmacher Christophe, «Sans-papiers et Demandeurs d'asile: faire reconnaître le droit d'être là» in: Mondialisation, migration et droits de l’homme, un nouveau paradigme pour les sciences sociales et la citoyenneté, Caloz-Tschopp Marie-Claire et Dasen Pierre dir., Volume I, Bruylant Ed., Bruxelles 2007, pp. 515-518.
2 ATF 121 I 367 = JT 1997 I 278.
3 ATF 130 I 71; 131 I 166; 131 V 256;arrêt du TF du 20 mars 2009, cause 8C_681/2008, destiné à publication.
4 Arrêt du 20 mars 2009, cons. 5.3.
5 Dolivo Jean-Michel et Tafelmacher Christophe, «Sans-Papiers, mais pas sans droits!», Plaidoyer, 1/03, pp. 41-44.
6 Regamey Caroline et Gafner Magalie, «Sans-papiers: test social et nivellement des droits», Plaidoyer, 3/05, pp. 64-69.
7 Maillard Alain et Tafelmacher Christophe, «Faux réfugiés»?, la politique suisse de dissuasion d’asile, 1979-1999, Lausanne, Editions d’En Bas, 1999, pp. 251-261.
8 Dolivo & Tafelmacher, «... faire reconnaî-tre ...», op. cit., pp. 501-502.
9 Message «concernant le programme d'allégement 2003 du budget de la Confédération», FF 2003, pp. 5091-5296, spéc. 5166.
10 Jusqu'au 31.12.2007: art. 88, al. 1bis LAsi et art. 20, al. 1er, litt. c OAsi 2. Depuis l'entrée en vigueur le 01.01.2008 de la LAsirévisée: art. 88, al. 4 LAsi et art. 3, al. 3OA 2.
11 Regamey & Gafner, art. cit., p. 68; Kopf Françoise, «Le déclassement des requérants d'asile déboutés», in: Actes du colloque du 31 octobre 2008 «Ethique – Droits humains – Asile. L'injustice peut-elle être légale?; Wicki-Vogt Maja et Zurbuchen Simone, éd., Université de Fribourg, février 2009, consultable à l'adresse: www.unifr.ch/iiedh/fr/publications/documents-de-travail.
12 Arrêt rendu le 15 juin 2005 par le Tribunal administratif, cause PS.2004.0230.13 Arrêt du TF du 18 mars 2005, cause 2P.318/2004, ATF 131 I 166 = RDAF 2006 I 504.
14 Ibid., cons. 4.5.
15 Ibid., cons. 5.3.
16 Ibid., cons. 7.1.
17 Ibid., cons. 8.2.
18 Povkalic Karine, «NEM en terre vaudoise. De la mise en boîte», bulletin Vivre Ensemble, Genève, n° 112, avril 2007. Tafelmacher Christophe, «Manque de pensée et droit: plaidoyer pour une attitude de désobéissance en ces temps difficiles», in: Lire Hannah Arendt aujourd’hui, Pouvoir, guerre, pensée, jugement politique, Caloz-Tschopp Marie-Claire, L’Harmattan, Paris 2008, pp. 428-429.
19 Kopf Françoise, «Centres d’urgence pour NEM. La logique de la dissuasion», Vivre Ensemble, n° 111, février 2007.
20 Kopf Françoise, «NEM. Racisme d'Etat et désordre juridique. Tout et n'importe quoi», Vivre Ensemble, n° 104, septembre 2005. «Témoignage. Soleure. Une vie de NEM», Vivre Ensemble, n° 105, décembre 2005.
21 Kopf, «Centres d’urgence pour NEM...», art. cit.
22 Notamment: Rapport de monitoring NEM, Office fédéral des migrations, Berne, 31 octobre 2005.
23 Rapport de monitoring NEM 1er trimestre 2005 / Rapport annuel 2004/2005, Office fédéral des migrations, Berne, juillet 2005.
24 Wassmer Pascal, «Les centres d'urgence pour requérants sont indignes», Le Matin Bleu, 26 mai 2008.
25 Ibid. Aussi «Au centre de requérants, le désespoir est la règle», 24 Heures Région lausannoise, 4 juillet 2008, page 25.
26 Publiée in: SOS-Asile, Lausanne, Bulletin n° 90, 1er trimestre 2009, p.8.
27 «Au centre de requérants ...», art. cit. Rodriguez Michaël, «La piteuse aide d’urgence aux déboutés», Le Courrier, 22 juillet 2008, p. 4.
28 Rodriguez, «La piteuse aide ...», art. cit.
29 Povkalic, Karine, «Exclusion de l'aide sociale et dignité de la personne humaine», revue Asyl 04/08, Organisation suisse d'aide aux réfugiés et Stämpfli éd., Berne. «Discrimination et exclusion de l'aide sociale», in: Annuaire suisse de la migration 2007/2008, Stämpfli, Berne.
30 Regamey & Gafner, art. cit., pp. 68-69.
31 Arrêt du TF du 20 mars 2009, cause 8C_681/2008, déjà cité.
32 Ibid., cons. 7.3.33 ATF 130 II 377, spéc. p. 383, en matière de détention administrative.
34 ATF 121 I 367; ATF 131 I 166, cons. 8.4: arrêt du TF du 20 mars 2009, cons. 6. Regamey & Gafner, art. cit., p. 67.
35 CAT, Communication n° 299/2006 Jean Patrick Iya c. Suisse, du 16 novembre 2007. Hertig Randall Maya, «La nouvelle loi sur l’asile à l’épreuve des droits de l’homme», in: Jusletter, Weblaw AG, 28 avril 2008.
36 Rapport de M. Alvaro Gil-Robles, Commissaire aux droits de l'homme, sur sa visite en Suisse (29 novembre – 3 décembre 2004) à l'attention du Comité des Ministres et de l'Assemblée parlementaire, CommDH (2005)7, Strasbourg, 8 juin 2005. Dolivo & Tafelmacher, «... faire reconnaître ...», op. cit., pp. 490-491.
37 Rapport soumis par le Rapporteur spécial sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l'intolérance qui y est associée, Doudou Diène, Mission en Suisse, Conseil des droits de l'homme des Nations Unies, A/HRC/4/ 19/Add.2, Genève, 30 janvier 2007, § 82 p. 23.
38 Examen des rapports présentés par les Etats Parties conformément à l’article 9 de la Convention, Observations finales du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, Suisse, Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination raciale, CERD/C/CHE/CO/6, Genève, 23 septembre 2008, § 17 p. 5.
39 ATF 131 I 166, cons. 4.3 et 7.1. Arrêt du 20 mars 2009, cons. 5.4.
40 Arrêt du 20 mars 2009 précité, cons. 5.1. FF 2003, p. 5166.
41 Rapport de monitoring NEM 1er trimestre 2005 précité. Rapport soumis par le Rapporteur spécial précité, § 82, p. 23.
42 Gerber Jean-Daniel et Führer Rita, Incitations individuelles et institutionnelles dans le domaine de l’asile, Rapport final du groupe de travail sur le financement de l'asile à l'attention du Département fédéral de justice et police, Berne, 9 mars 2000, p. 7.
43 «Primat des Wegweisungsvollzugs»: voir ATF 130 II 377, cons. 3.2.1.
44 Arrêt du 20 mars 2009, cons. 5.4.
45 Povkalic, «Exclusion de l'aide sociale ...», art. cit., chap. 1.3 et note 15.
46 Ibid.
47 Ibid.
48 Perspectives d'avenir de l'assistance publique dans la politique d'asile et des réfugiés, Office fédéral des réfugiés, Berne, novembre 1990, p. 13. Voir aussi Kopf, «Le déclassement...», art. cit., pp. 25-26.
49 Povkalic, «Discrimination et exclusion...», art. cit., conclusion.